décembre 1989

Le cas Foglia

Nathalie Petrowski

Quinze ans, mon vieux, qu'il fait la pluie et le beau temps en page 5 de La Presse. L'anarchiste, bourré de bibites, demeure une énigme et s'en trouve fort aise.

La première fois que j'ai rencontré Foglia (prononcez Follia...), c'était à 4 heures du matin au chic snack-bar Chez Stella. J'avais 20 ans, il en avait 14 de plus. J'étais encore aux études, lui venait d'entrer aux Sports à La Presse. Les années 70 battaient leur plein sur fond de rock n'roll, de nouveau journalisme et de mauvais voyages d'acide. Foglia était affalé sur une banquette, gelé comme une balle, ses yeux tellement petits qu'on aurait dit des fentes de boîtes aux lettres s'ouvrant de temps à autre pour laisser passer le regard jaune et sceptique d'un Chinois.

Ce n'était pas le meilleur moment pour faire connaissance, encore qu'avec Foglia ce n'est jamais le bon moment. Il était gelé c'est vrai, mais il aurait pu être sur les aspirines que l'effet aurait été le même. Dans la défonce collective des années 70 comme dans la sagesse monastique des années 80, Foglia - qui passe pour le plus grand des flyés - a toujours été un gars prudent, modéré, en contrôle de la situation, la preuve qu'on peut tenter le diable sans virer junkie ou robineux au carré Saint-Louis.

Je me suis assise en face de lui sur la banquette et avant même que j'aie pu placer un mot et débiter mon pedrigree, il me demanda à brûle-pourpoint avec le sans-gêne des grands timides : " Hey, chose, tu me trouves-tu beau ? " J'ai dû rougir et bafouiller comme une écolière, n'empêche que dans mon for intérieur qui faiblissait devant l'énormité de la question, je crois m'être dit : non mais, pour qui qu'il se prend celui-là ?

C'est bête à dire mais il m'arrive encore de me poser cette question-là quand je pense à Foglia. Aujourd'hui j'ai plus 20 ans, Foglia en a 49 et je me demande bien pourquoi j'ai accepté de faire son portrait pour Châtelaine. D'abord, Foglia, je le connais trop : trop et pas assez. Comment en parler sans mettre les pieds dans les plats ? Comment décrire le personnage sans faire double emploi et tomber dans le folklore archiconnu du vélo, du vieux char, des six chats et de la fiancée ? Comment surtout voir clair à travers la vitre teintée du mythe contradictoire qu'il cultive soigneusement depuis 15 ans, à chroniquer sur tout et sur rien dans le confort peinard de La Presse, entre la page 5 et les annonces classées ?

On ne s'était pas vus depuis au moins deux ans. Physiquement, je veux dire car on se parle souvent et couramment au téléphone. Lorsqu'il m'appelle c'est toujours pour vérifier ou confirmer ce que certains appellent une information, ce que lui nomme une intuition. " Bonjour, comment ca va ? Écoute, j'ai pas lu ton papier mais c'est-tu vrai qu'une telle a fait une folle d'elle ? " demande sans préambule la voix insolente au bout du fil.

Première chose à savoir sur Foglia : c'est une commère compulsive, un concierge de la rumeur montréalaise, une langue sale pire qu'Edward Rémy et Coco Léopold réunis. Il n'a jamais rien lu, jamais rien vu sauf qu'il est toujours au courant de tout. " Savais-tu qu'un tel t'haïs et veut te casser les deux jambes ? " À chaque fois que je parle à Foglia, j'en apprends toujours un peu plus sur mes ennemis. On dirait qu'il se fait un plaisir sinon un devoir d'être l'intermédiaire de la rogne et de la grogne universelles. Pas surprenant que sa première chronique au Journal de Sherbrooke ait porté précisément ce titre-là : De rogne et de grogne signé Pierre Foglia.

C'était au début des années 60 et Foglia, fraîchement sorti de son service militaire à Alger, passant accidentellement par le Canada pour aller en Australie, s'était pris les pieds dans le tapis de l'imprimerie de Nouveau Samedi, où il siégea à titre de typographe et de correcteur d'épreuves avant de partir pour l'aventure à Chicoutimi. Sauveur du Phare de Chicoutimi-Nord et de La Vigie de Bagotville, deux hebdos qu'il bourrait de publicité, montait et mettait en page, Foglia n'écrivait encore qu'en dilettante, s'amusant à reprendre le ton pamphlétaire de ses cousins spirituels du Canard Enchaîné. À l'époque, l'écriture le concernait moins que la Révolution telle que prêchée par le Parti communiste de son enfance. Et oui ! Communiste mon vieux, communiste jusqu'aux oreilles ! Communiste la nuit et honnête travailleur de l'information le jour, avec Pierre Vallières et Charles Gagnon comme fréquentations de fin de semaine.

Foglia qui ne tient jamais en place quitte bientôt Chicoutimi comme il a quitté Bar-sur-Aube et Paris. Destination : Sherbrooke parce que la révolution, mon vieux, c'est peut-être à Sherbrooke qu'elle va éclater. Et révolution il faillit y avoir lorsque Monseigneur Cabana tomba par hasard sur les écrits scandaleux et farouchement anticléricaux d'un dénommé Foglia, publiés par l'innocent Journal de Sherbrooke. Lettres ouvertes dans les autres journaux, protestations auprès du propriétaire du journal, un vendeur de chaussures libanais, étonné d'apprendre que son canard publicitaire était parfois lu avant d'être jeté. Quant à Foglia, il n'en demandait pas tant à Monseigneur Cabana et comprit, grâce à lui, qu'on pouvait non seulement gagner sa vie en écrivant mais au mieux on pouvait influencer l'opinion publique, et au pire ne rien influencer du tout mais quand même faire parler de soi.

Deuxième chose à savoir sur Foglia : il a beau être né Italien, ses références culturelles et ses structures mentales sont franco-françaises, coulées dans le pur plomb cartésien. Descartes, mon vieux, y'a pas à en sortir. Descartes revu et corrigé par Le Canard Enchaîné. C'est pourquoi il ne sert à rien de lui parler du nouveau journalisme américain. Le nouveau journalisme américain c'est beaucoup plus tard qu'il y viendra.

J'ai pris rendez-vous avec lui au début de l'été. L'été a passé sans qu'on se voit. C'est toujours comme ca avec Foglia. On doit toujours s'appeler et déjeuner ensemble mais le projet, probablement trop mondain pour lui, tombe inévitablement à l'eau. Il fait le coup à tout le monde. Plus inconstant que ça, tu meurs. À la fin de l'été, je me suis fâchée. J'ai dit : " Écoute Foglia, je débarque chez toi demain, t'as intérêt à être là ! " Quel ne fut pas mon étonnement de le retrouver le lendemain, gentiment assis sur les escaliers à l'arrière de la maison de Saint-Armand, entouré de ses six chats et de sa fiancée, Suzon. Il m'a servi un café, puis un deuxième, puis un troisième.

Je crois que le café est son seul vice dans la vie puisqu'il ne fume pas, ne boit pas, se bourre de petites pillules homéopathiques et pédale comme un défoncé dès que la journée s'annonce le moindrement ensoleillée. Et quand il ne pédale pas, il s'entraîne en lançant des ballons dans le filet de basket accroché au mur de la cabane du jardin. Paraît qu'il passe des heures à jouer en solo au basket. L'hiver, il se trace un petit carré à la pelle et disparaît derrière les bancs de neige. On ne voit alors que le ballon voler dans les airs et rebondir sur le nez du phoque solitaire de Saint-Armand.

Parlons un peu de la maison de Saint-Armand. Récemment, un voisin a fait passer une annonce dans le journal : Maison à vendre à Saint-Armand à côté de chez Foglia. Foglia ne l'a pas vu mais, comme de raison, il en a entendu parler. À la question : " Comme ça tu fais monter le prix des maisons ? " Il répond : " Au contraire, c'est probablement à cause de moi que le gars veut se pousser." La maison est au bord de la route, une grosse tache bleu dans le feuillage touffu. À l'intérieur c'est rustique, chaleureux, à moitié retapé comme si Foglia ou son entrepreneur avaient perdu intérêt en cours de route. Il y a un piano dans le salon et de la bouffe plein le frigidaire au cas où des amis passeraient par là et n'auraient pas mangé depuis 100 ans.

Ne pas rappeler les amis c'est une chose. Mais les laisser crever de faim, ça Foglia ne peut supporter. C'est ce qu'il appelle la peur du manque, une maladie héritée de sa mère. Moi je dirais que c'est plutôt la peur coupable de ne jamais en donner assez aux gens. Et, bien que je déteste lui faire des compliments pour la bonne et simple raison qu'il est incapable de les recevoir simplement, je suis obligée d'avouer qu'il est un des gars les plus généreux de la terre. C'est pas juste sa chemise qu'il donnerait, c'est sa garde-robe et celle de sa fiancée au complet.

Au deuxième étage de la maison, toutes les portes sont fermées sauf celle du bureau. Foglia m'y conduit et se laisse tomber dans le fauteuil vieux rose sous un blow-up de Bukowski, son idole et maître à penser. La pièce est vaste, vide et le soleil de fin d'après-midi vient se cogner le nez contre le carreau. À quelques reprises Foglia jettera un coup d'oeil nostalgique sur cette journée qui meurt doucement et dont il aurait voulu profiter autrement. Le temps qui passe et ne revient jamais l'obsède et j'imagine que sa passion du vélo est une façon de retenir sinon de ralentir sa minuterie infernale.

Je me suis assise au bureau où trois fois par semaine il s'attache et s'attelle devant sa chronique. C'est une table noire, maculée de cicatrices, propre de toute paperasse et détail important, privée de tiroirs. Ce trou manifeste dans le mobilier vient immédiatement contredire la théorie voulant que Foglia ait planqué deux ou trois romans inachevés dans ses tiroirs. Il se fera d'ailleurs un plaisir de saboter la théorie en m'expliquant en long, en large et avec citations à l'appui, pourquoi ça ne l'intéresse pas, mais vraiment pas, de se commettre dans le monde littéraire.

De la bibliothèque, il sort un recueil d'essais regroupés sous le titre de Sociologie et littérature et m'indique du doigt le passage souligné au crayon jaune. " En 1970, la moitié des livres littéraires écrits et parus dans le monde sont lus par 10 millions d'intellectuels européens soit 0,3% de la population du monde." Et comme je termine la lecture, Foglia est debout et gueule comme un pendu : " Tu comprends-tu ce que je veux dire, tu comprends-tu ? La littérature c'est vraiment pas une chose importante. Je dis pas que je méprise ça sauf que ça ne correspond pas à un besoin profond chez moi. Je n'ai aucune raison valable d'écrire un roman. D'abord je n'ai rien à dire ou plutôt tout ce que j'ai à dire, je le dis dans le journal. Puis deuxièmement, je ne suis pas un écrivain même si j'aime écrire. "

Pour une fois, je le crois. Après tout un chroniqueur professionnel a le droit de soigner amoureusement sa prose sans se prendre pour Balzac ou Emile Zola. Un chroniqueur professionnel a même le droit de se prendre pour un journaliste et cela en dépit d'une profession qui le considère comme le fou du roi. Et journaliste, Foglia l'est beaucoup plus qu'on ne le pense. On pourra toujours le traiter de fou, d'anticonformiste et de vieil anarchiste, il faut drôlement connaître les règles du genre pour les tordre et les contourner aussi bien que sa majesté.

Nous sommes toujours dans son bureau, moi de face, lui de profil comme s'il parlait à un psy. Je lui demande de me raconter sa vie. Il commence par protester mollement en me disant que je n'ai pas d'affaire à savoir toutes ces choses-là. Puis très vite, il se prend au jeu et se livre avec une franchise que je n'osais espérer et une fébrilité que je ne lui connaissais pas.

Troisième chose à savoir sur Foglia : il n'est pas un vrai Foglia, les Foglia étant de son propre aveu des petits, des mous et des tôtons pour l'éternité. " Moi je suis un Lenzi comme ma mère, clame-t-il, un grand fucké, nerveux, speedé. " Et à le regarder frétiller sur le fauteuil, avaler les mots comme bonbons, les recracher comme des noyaux, se lever à tout bout de champ pour chercher une photo qu'il ne trouve jamais, j'ai pas de peine à le croire. Sous le vernis vachement décontracté de l'imbécile heureux, je viens de découvrir un monstre d'angoisse et d'anxiété atteint de paranoïa aiguë et d'hypocondrie chronique.

Quatrième chose à savoir sur Foglia : il accumule les cancers comme les médailles de guerre. Pas une semaine ne passe sans qu'il ne développe une maladie terminale qu'il ne guérit jamais mais qu'il remplace généralement par une nouvelle forme encore plus redoutable que la dernière. Des fois, c'est à se demander comment il se fait qu'il soit toujours en vie.

Mais revenons-en à sa vie et à cet itinéraire particulier qui l'a vu naître dans le nord de l'Italie, grandir à Romilly-sur-Seine en France, traverser l'Algérie, le Mexique et la Californie avant de s'installer définitivement au Québec au début des années 60. Il a vécu et voyagé, l'ami Foglia, et ce qui le sauve du syndrome du vieux combattant c'est qu'il n'en fait pas un plat et ne casse les oreilles de personne avec les diapos de sa vaste expérience. On ne l'entendra jamais dire : tu ne peux pas comprendre, t'as pas connu la guerre.

La guerre, il s'en souvient vaguement et semble n'avoir qu'un seul flash à partager, un flash très " nouveau réalisme italien " d'ailleurs. Un flash sorti tout droit d'un film de De Sica. Dès qu'il y avait une alerte à la bombe, il sautait sur la barre du vélo de son père et se laissait conduire avec sa mère et ses deux soeurs jusqu'au premier sous-bois. À l'écouter raconter l'histoire avec une petite voix émue, j'imagine que la valeur sentimentale qu'il accorde à son vélo vient de ces moments de danger, de fuite et d'exaltation sur le vélo de son père. Curieusement pourtant, il parle peu de son père et s'il en parle, c'est toujours pour le planter.

Près de sa table de travail, il a épinglé au mur quatre minuscules photos : une de sa fille Aube, une de son fils Manu, l'autre de sa mère et la dernière de lui-même à 15 ans. Le père Foglia, un maçon et un immigrant qui a trimé dur toute sa vie, est absent de l'album de famille. " Je veux rien savoir de lui ", tranche Foglia sans donner plus d'explications. Maman Foglia est nettement plus populaire auprès de son fils. C'est à cause d'elle qu'il s'est mis à lire, à cause d'elle qu'il s'est retrouvé typographe après avoir échoué à l'examen des mécaniciens de la SNCF.

" Moi je viens du sous-sous-prolétariat, raconte Foglia. On était tellement pauvres chez nous qu'on avait même pas l'ambition d'être médecin ou avocat. Pour ma mère, le rêve c'était que je rentre à la SNCF et que je devienne mécanicien. C'était un métier très honorable pour elle, mécanicien. Moi, partant du rêve de ma mère j'ajoutais mécanicien d'avion, pour que ça soit un peu plus flyé quand même !

Mais Foglia ne sera ni mécanicien de train, ni d'avion. Recalé à l'examen de la SNCF, peu doué pour l'École de mécanique, on l'envoie à 15 ans dans l'atelier de typographie attenant. Pour Foglia, c'est le coup de foudre. Il tombe follement amoureux du plomb, du papier, de l'encre et de la surface rêche des mots qu'il doit physiquement dompter avec une règle à mesurer. Faut dire qu'il a toujours aimé les mots. Il les aime depuis qu'il a fait les ménages avec sa mère dans la bibliothèque de la SNCF.

Comme elle souffre de phlébite, elle lui demande de passer la paille de fer sur le plancher. Foglia s'exécute avec bonne grâce mais lorsque vient le moment d'épousseter les livres et les bibelots, c'est la catastrophe. Il est tellement maladroit qu'il casse tout, laisse tout tomber. Maman l'installe donc dans un coin avec un livre. Il doit avoir 10 ans. C'est le premier contact avec la matière écrite, avec le monde impalpable de l'imaginaire. Plus tard, la vision honteuse de sa mère, une grande italienne maigre et sèche, coiffée d'un fichu noir, parlant français avec un épouvantable accent et faisant rire d'elle à la sortie des classes, le poussera à prendre les mots pour des armes et à se venger.

" C'est une scène classique de Cavana, raconte Foglia. Ta mère vient te chercher. Tout le monde rit d'elle tant elle a l'air tout croche. Et toi tu te demandes si c'est parce que ta mère est une immigrante, si c'est parce qu'elle parle mal français. Alors tu te dis que toi tu vas bien parler français et tu te mets à travailler à l'école juste pour leur montrer de quoi t'es capable. Et comme t'es entouré de Français pauvres qui ne parlent pas tellement mieux, tu remportes des succès faciles sur du monde pas très brillant. "

Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Le thème est un classique chez Foglia. C'est un thème qu'il reprend souvent pour juger la petite société québécoise qu'il déteste et aime passionnément : un thème qui déforme sa pensée et le porte à croire que les trois quarts de ce qu'il écrit ne vaut rien. Dire que Foglia a honte de sa prose est un euphémisme. Sa moyenne au bâton serait, selon ses propres statistiques, une bonne chronique sur 20 de pourries.

" Y'a du monde qui me lisent depuis 10 ans. Des fois j'ai envie de leur dire : débarquez donc, passez à autre chose, c'est plate. Je me connais. J'ai des tics, je me répète, je radote. C'est vrai que je suis gêné de me relire, gêné d'être à la page 5 du journal, gêné du titre dans le sens de : qu'essé que je fais là ? Moi je suis avant tout un gars de journal, j'aime le travail d'équipe, l'atmosphère d'une salle de rédaction et je sais le travail que font mes collègues de 8 heures jusqu'à minuit tous les soirs. Ces gens-là, j'ai souvent l'impression de les fourrer avec ma chronique. J'ai pas d'affaire là. Je me tue à répéter aux boss que je serais mieux dans les annonces classées, que je me vendrais mieux qu'ils ne savent le faire mais ça ne sert à rien, ils ne comprennent pas. "

Foglia, incompris ? Voyons donc, les boss mangent dans sa main à La Presse. Il est la preuve vivante que la dissidence peut être rentable et qu'une conscience sociale bien écrite et bien enrobée peut faire énormément de chemin. La preuve aussi qu'une certaine gauche n'est pas complètement muselée puisqu'elle a son porte-parole officiel et que celui-ci à un stationnement gratuit à la page 5 de La Presse. Reste que la Révolution n'a pas eu lieu, mon vieux. Dans le journalisme comme ailleurs, il n'y a qu'un Foglia à La Presse et son carré de sable est soigneusement clôturé. Pas question qu'il déborde, pas question non plus qu'il entraîne les autres dans la débauche.

On le laisse donc faire à sa guise, pédaler jusqu'à Beyrouth en passant par le Colorado, parler de sa chatte au lieu de nous rapporter le score des Expos, couvrir une campagne électorale du motel de Saint-Prospère, mais on ne le nomme pas directeur d'une section (il l'a fait une fois, c'est bien assez) et surtout, on lui refuse des petites permissions comme celle de suivre l'itinéraire d'une pauvre salade, depuis son premier germe dans la terre jusqu'à sa crucifixion dans l'assiette d'un consommateur qui l'a payée trois fois le prix. " Mes idées ont l'air farfelues comme ça, mais c'est le bon sens même qui me les dicte. Ca prend pas une septième année ni un cours en journalisme pour comprendre ça ! "

Va pour l'incompris. Les boss pigent pas toujours la pertinence des propositions de l'artiste officiel de la maison. Et les lecteurs eux ? Comprennent-ils que lorsque Foglia écrit au je, il ne parle jamais vraiment de lui ? Comprennent-ils qu'il leur passe souvent le plus joli sapin de leur vie ?

" On est une personne dans la vie et une autre dans ses écrits, soutient Foglia. Si ton "JE" n'est pas maladivement égocentrique, c'est seulement un instrument qui sert à mieux faire passer les choses. Moi je me tiens aux deux extrêmes : au superbanal et au superflyé. Ou bien "JE" viens de m'acheter un frigidaire ou bien "JE" suis au Liban. Tout le monde achète un frigidaire et personne ne va au Liban, ce qui revient au même. Mon "Je" est donc distancié. C'est jamais un "Je" personnel. C'est jamais : hier ma blonde est rentrée avec trois heures de retard et j'ai badtrippé. Ca c'est un "Je" compromettant parce que c'est "JE" suis jaloux, "JE" suis peut-être cocu. C'est le genre de "Je" qui ne m'intéresse pas."

Résultat : après 15 ans de vie publique, Foglia reste une sorte d'énigme. Les lecteurs ne savent rien sur lui et Foglia s'en trouve fort aise. La pudeur mon vieux, la pudeur. On ne le voit jamais parader à la télé et minauder à la radio. Pas besoin de suivre un cours en marketing pour calculer ses effets et entretenir le mystère. C'est une façon comme une autre de soigner son image. En fait, c'est la seule façon intelligente de le faire. Et ça, Foglia le sait mieux que Roger D. Landry.

" Je ne vais pas à la télé parce que c'est pas mon métier et que je suis pas bon mais c'est aussi parce que ça sert à rien d'être partout à la fois. Les cons et les marchands disent : multiplions le produit, alors que le bon sens c'est de faire précisément l'envers à moins évidemment d'avoir besoin d'argent. Mais moi je fais un bon salaire, je n'ai aucune raison d'aller me crisser à la teevee. Je préfère de loin aller faire un tour de bicycle. "

De son père, Manu Foglia dira : " Il est l'exemple vivant de l'anarchiste. Il fait ce qu'il veut, quand il veut, en se crissant de tout. C'est quelqu'un qui a énormément de culot. Il est pas mal plus punk que la plupart de mes amis. "

Un anarchiste, un anticonformiste, un libre penseur, un gars qui se fout de tout et que rien n'indiffère, un gars qui prend de libertés quand la société autour encourage le contraire, un artiste du journalisme qui écrit mieux que bien des écrivains, voilà Foglia tel que je le connais, tel que je le reconnais entre deux phrases, quand il s'écrie qu'il y a des millions de chroniques dans l'air, qu'il suffit juste de regarder un peu plus haut que son nez et de voir la fille, là-bas dans l'ascenseur, celle à qui Foglia donnerait le Bon Dieu sans confession avant de se rendre compte dans la minute qui suit qu'elle est une salope parce qu'elle refuse de prendre le taxi qu'un Noir conduit. En veux-tu des chroniques, en v'là, tout est prétexte à une chronique, tout est matière à réflexion, à reportage, à écriture. La vie, ma vieille, la vie, rien que la vie quand on prend le temps de la regarder passer et qu'on abat les murs faussement hiérarchiques entre ce qui mérite d'être publié et ce qui ne le mérite pas.

Il est 4 heures de l'après-midi à Saint-Armand et Foglia en a marre de parler. Je ne suis pas certaine d'avoir tout compris, tout saisi mais je le laisse aller comme on laisse sortir un cougar de sa cage. Demain je le rappellerai et après-demain aussi. Après ça, on ne se verra peut-être pas avant 10 ans. Alors on s'appellera au téléphone : " Bonjour comment ça va, dira Foglia. Il paraît que t'as écrit un papier sur moi. Je l'ai pas lu mais j'en ai entendu parler. "


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Guy Maguire, webmestre, info@veloptimum.net
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